« (...) Je couperais volontiers ce livre en deux. La première
partie est une création, abondante et heureuse, de l'atmosphère
; les vacances à l'automne, ces promenades taciturnes dans ce
village et cette sous-préfecture silencieuse et un peu hostile,
préparent l'âme du lecteur, ils la rendent plus fine,
plus pitoyable, plus tendre ; et quand Gueule d'Amour entrera en scène,
on ne pourra pas rire de l'excès de ces farces, on sentira mystérieusement
que ce héros est humain et qu'il souffrira comme les autres, à un
moment donné, et qu'il a même déjà souffert.
Le film, proprement dit, commence avec la seconde partie... les extravagances
de cet auxiliaire pourtant timide, qui fait en 1919 évader les
prisonniers dont il a la garde, et fait commerce, innocemment, des
fournitures de l'armée, couvert par la sympathie dont ses chefs
ne peuvent se défendre à son endroit, son extrême
beauté, ses conquêtes et le peu de prix qu'il y attache,
son faux mariage, et puis son départ de la ville dans le frémissement
que donne aux badauds sa propre victoire sur le monde, tout ce pittoresque
m'a beaucoup séduit. André Beucler a dégagé peu à peu
de son personnage, qui a l'air de jouer avec lui-même comme avec
tous ceux que le hasard a placés autour de lui, toute sa réalité souffrante.
Gueule d'amour, qui a été aimé beaucoup plus qu'il
ne l'a voulu, aime et désire à son tour.
Ce qui est très remarquable dans ce livre, c'est le portrait
de la femme qui est devenue, pour Gueule d'Amour, la femme fatale ;
il est peint par trois personnages qui ignorent chacun qu'ils poursuivent
le même objet et qui ajoutent chacun de leur côté ainsi
des nuances, à peine contradictoires, au tableau que le lecteur
découvrira tout entier à la fin. (...)
Cette Madeleine qui s'est si souvent donnée aux indifférents
ne se satisfait plus, comme il arrive, que dans le refus de sa personne
qu'elle oppose à ceux qui l'aiment réellement. C'est
un mur de pelote basque qui vous renvoie avec un claquement féroce
le désir et le sentiment le plus tendre qui lui sont destinés.
Elle n'a que ce qu'elle mérite. La scène invisible de
l'assassinat, le calme départ de Gueule d'Amour, à la
gare du Nord, ce sont de très belles pages ; évidemment,
je n'y suis pour rien. Mais je compatis avec tendresse à l'infortune
de Gueule d'Amour que, pour ma part, je ne me résoudrai jamais à voir
arrêter par les gendarmes. (...)