Close
up sur la Nouvelle Babel
aux origines du cinéma parlant Journées vécues par André Beucler Reportage sur la Ufa par André Beucler |
Les
portes de ce monde secret se sont ouvertes pour moi il y a trois ans.
[Ce texte est paru en avril 1935 dans La Revue de Paris.] Appelé
à rédiger, puis à diriger en Allemagne l'adaptation
de films tournés simultanément en deux versions, comme cela
se fait à Hollywood, à Londres, à Prague, à
Munich, comme cela se fera demain à Moscou où déjà
prend forme l'idée d'un Pierre le Grand, je n'avais de ma
vie mis les pieds ni les yeux dans un studio. J'aperçus donc un
matin, dans ceux de Berlin, au triple titre de profane, de curieux, et
de professionnel. Aussi les impressions du premier tour de manivelle auquel
j'assistai furent-elles assez confuses, le professionnel ayant été
obligé de fournir au pied levé des explications au profane
et de s'élever du jour au lendemain, au nom de l'art et de la technique,
au nom de la discipline et de la conscience, contre le sourire du curieux.
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L'Allemagne,
que je connaissais, de Knigsberg à Karlsruhe, pour y avoir
été tour à tour jeune client de pensions de famille
spécialisées avant la guerre dans " l'élève
français ", touriste, journaliste, conférencier,
envoyé spécial d'un hebdomadaire parisien à l'occasion
du voyage de Briand-Laval, l'Allemagne, dont j'avais le sentiment, comme
peut l'avoir un ancien interprète dans un camp de prisonniers de
guerre, ou tout simplement un " homme de l'Est ",
m'apparut tout à coup extraordinairement nouvelle.
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L'obligation
de me lever parfois très tôt et parfois très tard,
de dîner à minuit, de jouer aux cartes à l'heure où
dorment les joueurs normaux, de faire ma correspondance dans les cantines
et de me comporter, à l'égard des maîtres d'hôtel,
chauffeurs, barmen, d'ailleurs bien involontairement en monsieur-qui-fait-du-cinéma,
fit pour moi de Berlin une capitale inconnue et irrationnelle. C'était
l'époque de Bruning, de Pommer, de Lilian Harvey, tous trois disparus
de l'Allemagne hitlérienne, mais dont certains abbés libéraux,
quelques ingénieurs du son et de pieux maquilleurs se souviennent
encore en cachette avec tendresse.
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Premier
contact
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Les
studios de Neubabelsberg [littéralement : le mont de la nouvelle
Babel] sont environ à vingt-cinq kilomètres de Berlin. On
peut s'y rendre par un train électrique de banlieue, qui est fort
pratique, mais le cinéma, grand seigneur, met volontiers à
la disposition de ceux qu'il engage, metteurs en scène, acteurs,
adaptateurs, de très confortables Mercédès qui font
la navette entre les studios et les hôtels de la capitale. Par la
Kantstrasse, la tour de la radio et les bois de Wannsee, qui ont
l'air entretenu, soigné comme des coiffures, le voyage matinal
est très agréable, mais il devient monotone à la
longue, et l'autostrade célèbre, ce fameux Avus, qui relie
Berlin à ses lacs et à ses plages, atteint, vers le trentième
jour de travail, à une monotonie de steppe. Par temps de pluie,
il a la tristesse des chemins de halage, et les occupants des voitures
généralement frileux et nostalgiques, luttent à coups
de cigarettes contre cette morosité nordique que les fenêtres
fleuries de palais pour ouvriers bien propres, les bouleaux, les avenues
larges des banlieues berlinoises n'arrivent jamais à dissiper.
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L'arrivée
aux studios est contrôlée jour et nuit par un certain nombre
de singuliers portiers en uniforme dont deux au moins semblent sortir
du terrarium [Département du zoo berlinois artistiquement
conçu pour l'élevage des reptiles, batraciens insectes,
etc.]de la Budapesterstrasse. À droite, s'élèvent
les bâtiments réservés à l'administration et
à la comptabilité que les Français, toujours préoccupés
de la tenue du mark ou de leurs chèques sur Paris, ne manquent
jamais de regarder machinalement au passage. À gauche se trouve
la première cantine, dont les tables, les marronniers, le menu
collé sur un tronc d'arbre rappellent les guinguettes des bords
de rivière. Au fond d'un domaine plat, qui a les dimensions d'un
terrain d'aviation, mais dont le caractère industriel est adouci
par une grande variété de constructions et par un amusant
voisinage de machines et de décors, apparaissent les studios de
brique rose, couleur Kremlin, pareils aux murailles de quelque drame wagnérien.
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Fabrique
de sentiments, d'aventures et surtout de personnages qui, mieux étudiés,
auraient pu avoir dans la légende la place des Roland, des princesse
de Clèves, des Rastignac, usines humaines dont la concurrence à
l'état civil est à la fois plus vivante et plus périssable
que celle du roman, ces studios sont les plus vastes d'Europe, l'Allemagne
ayant vu aussi grand en matière cinématographique que dans
les domaines chimique ou militaire. Nos voisins n'ont pas été
longs à comprendre que le cinéma est avant tout une industrie,
non un passe-temps semi-artistique, encore moins une affaire de bar que
l'on peut traiter par-dessous la jambe, avec l'idée que tout s'arrange
comme on le croit volontiers autour de l'avenue des Champs-Élysées.
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Découverte
de tous les représentants d'une entreprise cinématographique
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Cette
constatation faite, s'il n'est pas en visite, s'il ne fait pas partie
d'une de ces caravanes que les dirigeants de la société
XX font promener chaque semaine par des cornacs sur leurs terres, le nouvel
arrivant s'achemine automatiquement vers la cantine numéro 2, située
entre les studios dits muets, et les nouveaux, mieux adaptés au
sonore. C'est là qu'il fera connaissance avec tous les représentants
d'une entreprise cinématographique, de la vamp à
la cabotine, du magnat au laveur de carreaux. En pourpoint, en habit,
en armures, en robes du soir, en crinolines, planche vivante du Larousse,
histoire du costume, carnaval, dîner de têtes, les figurants
résignés qui ne savent jamais s'ils tourneront dans six
minutes ou dans six heures jouent au bridge ou au soixante-six, sorte
d'imitation de la belote.
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L'un
des quatre ou cinq producteurs de la maison prend un premier café
en compagnie de l'adaptateur français ou d'une vedette à
essayer, qui a l'air à la fois étonnée de se
trouver dans cette atmosphère, et ravi de voir les vedettes lancées
allumer une cigarette ou tenir une fourchette comme le commun des mortels.
Des monteurs élégants que leurs occupations transforment
en critiques ou en censeurs, lisent avec soin le journal du matin et s'attardent
longuement sur la page réservée aux films. Vêtues
de la blouse blanche des infirmières, vêtements en honneur
dans la maison, des monteuses se tiennent, obéissantes, à
côté d'eux, comme un harem en déplacement. Elles aussi
pensent, mangent, dorment et rêvent cinéma. On bâille.
La ruche est encore aphone et muselée. Menuisiers, peintres, architectes,
tailleurs, assistants divers, aide-opérateurs, petits rôles,
photographes, traducteurs, assistants en second, vice-aides-monteurs,
dactylographes, secrétaires de chefs de production et secrétaires
de ces secrétaires, attendent l'ordre, le bon plaisir, le courant,
l'événement ou le muezzin qui annoncera le commencement
du travail.
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Acteurs
et metteurs en scène sont invisibles à cette heure. Les
acteurs sont dans leur loge, chez le coiffeur ou chez le costumier. La
matinée est entièrement consacrée au fond de teint,
à la perruque ou à la fausse moustache. Ne cherchez pas
à voir une star, un as, un jeune premier,
le matin. Il n'y en a pas. Tout ce monde naît. Quant au metteur
en scène, qui, pour des raisons mystérieuses et que le public
ne discute pas, tient au cinéma le rôle suprême, on
le trouve sur le plateau ou plus exactement sur le set, en train
d'examiner le décor dans lequel il doit tourner, se livrant avec
l'opérateur à une besogne et à des grimaces d'arpenteur,
de déménageur, d'inspecteur de police ou de maître
de cérémonies. Il s'agit de placer les appareils, cameras,
microphones, de distribuer la lumière dans un boudoir, d'éclairer
une rue de bois, un château de cartes, de mettre en valeur un hall
d'hôtel ou un pont de paquebot, de savoir si l'actrice, qui n'est
pas encore ondulée dira : vous pouvez vous retirer, je
ne vous connais plus, debout ou couchée, à l'acteur
dont le pantalon a besoin d'un coup de fer.
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Discussions
souvent fort longues et si décevantes, si confuses, que le metteur
en scène se laisse choir dans le pliant de paysagiste qui porte
son nom et se prend la tête dans les mains. Découragé
par ce verbiage qui ne repose sur rien et ne mène à rien,
l'opérateur allume une cigarette bien qu'il soit défendu
de fumer et donne l'ordre à ses hommes d'éteindre un instant
les projecteurs immenses dont la clarté bout comme un ragoût
de sabat. On sifflote dans l'obscurité. Brusquement, l'étincelle
jaillit dans la cervelle d'un penseur et l'on se remet à déplacer
les meubles de la scène à tourner, à faire avancer
ou reculer les wagons d'une fausse gare.
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L'aspect
de la cantine est toujours le même. Les monteurs lisent, les figurants
jouent. Toutefois, l'assistance s'est augmentée de quelques acteurs
moyens, enfin prêts, rasés, peignés, et qui mangent
délicatement la petite saucisse aux pommes un papier de soie glissé
sous le col, l'il brillant, la lèvre saine. Toutes les conversations
roulent sur le cinéma. Il n'est pas un comique, pas un décorateur,
pas un auteur de dialogues capable de se délivrer un instant des
préoccupations de son métier. Du reste, embarqué
dans une légende qui ne laisse que peu de place à la vie,
celui qui tourne n'a plus le temps de savoir qui gouverne, qui meurt,
qui veut la paix. Il ne connaît guère que le nom du metteur
en scène, l'adresse de la maison où il habite, et parfois
le contenu de son scénario. En revanche il est charmant et heureux.
J'ai vu peu d'acteurs tristes, du moins parmi les Français. Les
rôles qu'ils créent contribuent sans doute à leur
donner une personnalité changeante et souple qui se prête
volontiers aux circonstances les plus inattendues. La nouveauté
du décor, l'empressement des Allemands à servir, à
inventer, à perfectionner, occupent constamment la pensée
de celui qui rêve et le sauvent de la mélancolie.
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L'Allemagne
de studio obéira
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La
cantine tressaille. Entre un chef de figuration à l'il dur.
Aussitôt se lèvent les hoplites, gens du monde, paysans,
soldats hybrides, matelots ou mercenaires qui jouaient aux cartes. C'est
le signe que, dans l'un des sept studios, un film est commencé.
Les impatients reprennent courage. La cantine se vide peu à peu ;
on y entend mieux la langue allemande se marier à la française,
ce qui ne choque plus aucune oreille, la société X étant
aujourd'hui un centre de collaboration franco-allemande ou le ronronnement
bilingue fait partie du caractère de la maison. Et puis cela se
sait en Europe. L'atmosphère de camaraderie qui règne dans
cet univers cinématographique du monde germain est indéniable.
Je veux bien qu'elle repose sur les mille détails d'un métier
commun, international, métier qui permettrait à un acteur
danois de se sentir à l'aise chez les metteurs en scène
portugais, mais il est incontestable qu'elle crée annuellement,
entre quatre cents Français et quatre cents Allemands, des liens
profonds, sincères, qui se défont assurément avec
la rapidité des images cinématographiques, mais dont la
qualité rappelle les amitiés du temps de la guerre et les
sympathies d'université.
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Il
suffit, pour mériter le cur des Allemands, - qu'ils soient
libéraux en secret, hitlériens, monarchistes, militaristes
- de rester dans les limites de la fiction et de ne pas s'intéresser
à la vie du IIIe Reich, comme fit le signataire de ces lignes.
Celui qui a passé quelques années dans un studio ne croit
plus ni aux armements, ni aux rivalités, ni à l'impérialisme ;
il croit à l'éternité du film, à la valeur
des contrats, à la suprématie du cinéma. Pour l'Allemand
de studio, c'est au gouvernement, vedette obscure, à s'occuper
de ce qui n'est pas cinématographique, comme le camp de concentration,
l'industrie lourde, la guerre microbienne ou la militarisation de la jeunesse.
L'Allemagne de studio obéira, mais ne jugera jamais, ne murmurera
jamais.
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Le
cinéma est exclusif et tentaculaire. C'est une religion à
laquelle nous avons choisi d'appartenir. Si vous, Français, commettez
l'hérésie de regarder un peu ce qui se passe, non plus dans
un studio, mais dans le voisinage des arsenaux ou des camps d'entraînement,
non plus dans un vestiaire pour figurants, mais dans un magasin d'habillement
pour jeunes miliciens, vous devenez immédiatement un ennemi de
l'art, de l'industrie cinématographique et de l'Allemagne. Mais
ceci est une autre histoire.
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Restons
encore un peu à la cantine en attendant que l'on vienne nous chercher.
Voici quelques figures nouvelles : le marchand de journaux, chargé
comme un livreur de grand magasin, le représentant de la presse
cinématographique, qui a une interview à prendre
sur le vif, des mères de danseuses, des cousins de ténors,
le fabricant de lyrics, l'accessoiriste qu'on sent à la
recherche d'un paquet de cigarettes françaises pour une scène
qui se passe à Nice, ou d'une paire de jumelle irremplaçable
puisqu'elle figure déjà dans les bouts tournés
la veille. Passe une caravane de hallebardiers ou de faneurs, qui donne
à la ruelle un petit air de kermesse. Appelés dans leurs
bureaux par le grand patron, ou par un des remplaçants du grand
patron, les producteurs se lèvent, salués par les garçons
de cantine, vêtus de blanc comme les barmen. Le producteur est roi ?
Tout ce qu'il fait est définitif et réussi.
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Il
s'agit d'étudier entre quatre murs l'idée proposée
par la dramaturgie [service où se " fabrique "
le scénario] pour le prochain film. Car le cinéma a ceci
de particulier que l'on ne pense au film en cours d'exécution qu'avec
une sorte d'indifférence, et qu'il le faut, alors qu'on réserve
ses inquiétudes et le meilleur de sa substance grise pour le film
à venir, lequel est toujours et par définition le chef-d'uvre
des chefs-d'uvre.
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Une
imitation sans âme du théâtre
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L'aspect
d'une usine cinématographique offre encore une autre particularité
que le visiteur de hasard ressent vivement. La plus grande partie du personnel
passe sa vie, espère, souffre et vieillit dans un studio sans voir
le moindre film. Le cinéma est ce qui s'y manifeste le moins :
il n'a, pour ainsi dire, pas droit de cité. C'est le côté
théâtral de la chose qui apparaît. Les cinéastes,
comme on les nomme, auront beau dire et protester : ils en sont encore
à photographier du théâtre par bribes, du théâtre
par grains, chapitres, lopins, copeaux, tessons, bouchées, mais
du théâtre. Ils ne se décideront vraisemblablement
jamais à photographier autre chose, car il faut qu'une scène
de ménage soit étudiée, il faut qu'un assassinat
soit préparé et répété. Mais ceci n'est
pas un reproche. Ce qui manque aux inventeurs de film, et je dis inventeurs
dans l'impossibilité où je suis de donner un nom précis
au véritable fabricant, au créateur authentique, qui n'est
pas un, mais plusieurs, ce qui leur manque, c'est de connaître un
métier qui n'a encore qu'une forme et pas de fond, des manières
et pas de sujets, des procédés et pas d'âme ;
ce qui leur manque enfin, puisqu'ils en sont à la période
d'imitation, c'est justement le goût de photographier et d'enregistrer
les sujets ou les chapitres interdits, sous peine d'insuccès, au
théâtre et au roman, et qui pourtant réclame une forme.
On aurait pu faire à la fois plus court et plus long qu'à
la scène, puisqu'il n'y a plus d'entr'actes et que les allées
et les venues d'une pièce à l'autre, d'une ville à
l'autre, sont faciles. On ne nous propose que du compact. Peu de films
donnent l'idée de l'absence, de la simultanéité,
du hasard, des rêveries qui se mêlent à nos actions,
du désir, du souvenir. Les producteurs se sont mis dans la tête
que le spectateur n'admettait que les opérettes actives et les
histoires trépidantes mais sans fondement.
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Pour
plaire à 300 millions de spectateurs
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Le
drame est qu'il s'agissait de plaire à près de trois cents
millions de spectateurs par semaine, et l'on est allé au plus pressé,
au plus commode. Mais le moyen de faire autrement ? La vie de studio
est à cinq ou sept cents francs la minute. On n'a pas le temps
de se livrer à des recherches, on n'a pas envie d'épurer
un personnel qui a la réputation de " faire public ".
Du moment que le créateur est inconnu au cinéma, les responsabilités
artistiques n'existent plus. Le contrôle ne s'exerce que sur l'électricité,
la pellicule, le temps de travail des ouvriers. Le patronat cinématographique
voit la question sous sa forme " usine ". Et quant
à ce qui sera projeté dans les salles, on pense que le public
est bon prince, mais d'abord on est absolument convaincu de l'excellence
des produits que l'on met en circulation.
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On
peut en principe tourner n'importe quoi, me disait un jour un acteur averti
qui, depuis longtemps, avait renoncé à s'élever contre
les rôles qu'il devait tenir à l'écran. Les auteurs
de scénarios se plaignent des producteurs qui ne consentent jamais
à lire leurs uvres. Cela est pourtant arrivé. Mais,
à première vue, le producteur ne trouve rien de spécialement
cinématographique dans les manuscrits qu'on lui soumet. Pourquoi
tournerait-il les Noces de Jeannette de préférence
au Roman comique ? Tout est matière à découpage.
Les spécialistes de la petite scène, du sketch, du gag,
les inventeurs de personnages bouffons ajouteront à une uvre
quelconque les détails qui, d'après eux, leur manquent.
Soyez assuré que les producteurs sont loin de chercher partout,
comme ils le proclament, des sujets de films. Et d'où vient cette
habitude d'une classe d'amateurs de proposer constamment aux entrepreneurs
des histoires, des drames, des opérettes ? Propose-t-on des
nouveaux modèles au constructeur de locomotives, de nouveaux crus
aux fabriquants de champagne ? Le producteur sait bien ce qu'il fait.
Il se décide à faire tourner par ses employés ce
qu'il croit être actuel ou dynamique. Il suit la mode aussi, tout
comme un grand chemisier. Quand il sent que le second Empire est dans
l'air, il lance ses scribes à la poursuite de Napoléon III.
Il achète des droits d'auteur à ceux que le succès
à déjà consacrés et qui occupent les places
les plus en vue sur les colonnes d'affiches. Mais qui l'en empêche ?
Pourquoi voulez-vous qu'il s'expose inutilement au danger d'être
incompris, qu'il se risque dans des aventures. C'est un marchand comme
les autres.
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L'instant
solennel
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Le
jour où j'assistai pour la première fois à la répétition
" avec son et lumière " d'une scène
que j'avais écrite, le producteur se trouvait justement au studio
et se tenait, nerveux, jaunâtre, admirablement compétent,
entre la caméra et le metteur en scène que cette présence
du chef transformait en fantôme craintif et toussotant. La répétition
eut lieu avec le cérémonial traditionnel, si parfait qu'il
paraît être le résultat de plusieurs siècles
de patience et d'attention. Pareil à un lampion éteint,
le micro se balançait au-dessus des acteurs. Des ordres furent
criés en allemand, mots brefs à odeur de caserne, lourds
de sens et désormais irremplaçables. La jeune fille chargée
de noter le métrage se fit toute petite et retint son souffle.
Le metteur en scène risqua encore un dernier signe, quelque chose
comme un geste d'adieu qui évoquait le mouchoir des gares, et par
quoi il souhaitait bonne chance aux deux acteurs qui entamaient le film,
qui commençaient une aventure de huit à neuf semaines. Il
y eut encore un déclic et l'on entra dans le solennel. Ayant réglé
ses lumières, l'opérateur s'était assis. Sur la pente
du fatal, la chose ne l'intéressait plus. C'est son aide, un gamin
au corps de jockey, qui s'était collé à la caméra
dans la position du mitrailleur.
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La
scène, en argot de studio, se nommait travelling, c'est-à-dire
que l'appareil voyage, qu'il s'approche des acteurs, qu'il s'en éloigne.
Le producteur, qui avait apporté de sa main quelques suggestions
au scénario et ajouté une phrase au dialogue, comme Rubens
ajoutait quelques touches aux pochades de ses armuriers ou de ses animaliers,
observait le mécanisme de la prise de vue de l'il d'un homme
qui s'est fait un peu de cuisine pour soi-même. L'assistance faisait
cercle autour d'un acteur qui mimait le découragement en mâchonnant
un bout de cigarette. L'appareil évoluait dans un silence d'opération
chirurgicale. Le personnage se leva, hésita quelques instants et
sortit enfin du champ en empruntant le chemin qu'on lui avait tracé.
Satisfait de ce qu'il avait vu et jugeant que le métrage était
suffisant pour couper comme il voulait, le metteur en scène mis
fin à la tension, et le personnel nécessaire à la
confection d'un plan se remit à vivre.
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Quelle
que soit la scène, le fonctionnement est toujours le même.
Qu'il s'agisse d'un désespéré qui enjambe un parapet
de cuir bouilli pour se jeter dans une rivière matelassée,
de tricherie au jeu, d'une bagarre, de la lecture d'un testament, de la
rencontre de Dante et de Béatrice ou de la réception de
Christophe Colomb par Ferdinand et Isabelle, ce sont les mêmes procédés,
le même silence. Un film est une suite de scènes d'ensemble,
de solitudes, de passages, de gros plans. La distribution de ces éléments
sur deux ou trois mille mètres de pellicules constitue le style
cinématographique, à telles enseignes que des monteurs habiles,
doués d'un coup de ciseaux heureux, musiciens nés qui s'ignorent,
sauvent parfois un film tout imprégné de longueur et d'ennui.
On voit assez par là que le film est une affaire d'écriture,
d'équilibre entre les effets, de développement réussi.
La prise de vues proprement dite, ferait plutôt songer à
l'art du peintre. Mais il y a peu de peintres vrais, et la plupart, non
contents de peindre, prétendent écrire, inventer, disposer.
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Le
metteur en scène risque de tuer le cinéma
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Comme
l'ont expliqué cent fois Pagnol et d'autres, ce n'est pas le metteur
en scène qui doit composer un scénario ; c'est au scénariste,
auteur dramatique, ou romancier, car le film est, tout compte fait, une
accumulation de détails, à mettre en scène l'uvre
qu'ils ont écrite pour l'écran, comme ils écrivent
pour la scène ou pour le lecteur, et à la mener à
bien de la première à la dernière image.
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Or
le metteur en scène qui n'est que metteur en scène, le réalisateur,
comme on dit, est devenu un personnage indispensable devant qui s'inclinent
par principe les auteurs, les rédacteurs de dialogues, (curieux
métier qui consiste à faire parler des personnages que l'on
n'a pas créés), les acteurs, les producteurs, les acheteurs
et les critiques, l'État, les idées générales
et Dieu. Le metteur en scène est une sorte de maître nageur,
de sorcier, de mécanicien qui a survécu au cinéma
muet. Un ci-devant. Si, par malheur, le music-hall disparaissait, les
girls, qui ont bien mérité de lui et à elles seules
le personnifient, se feraient pleureuses. En revanche, les metteurs en
scène, qui triturent du Stendhal ou de l'Hégésippe
Simon et accommodent du Molière, risque d'être les fossoyeurs
du cinéma.
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J'en
étais là de mes réflexions lorsque le jeune interprète
chargé de transmettre aux acteurs français des indications
que le metteur en scène jugerait imprudent de me laisser donner,
m'avertit que la pause venait d'entrer en vigueur, à la
façon d'une armistice. Un à un, les membres du film reprirent
le chemin de la cantine. Nous avions tourné trois plans en deux
versions, dans le même décor. Le programme de travail en
prévoyait bien une demi-douzaine, mais ces programmes ne peuvent
être rédigés de façon précise et personne
n'arrive à les suivre. Un mauvais acteur peut se tromper dix fois
en récitant son texte, divers parasites tels que ronflements, chocs,
chutes s'incrustent fréquemment dans la bande sonore comme des
tiques dans un épiderme, il n'est pas interdit quand on a huit
semaines devant soi de prendre un plan de trois ou quatre façons
différentes, le placement des appareils ne s'effectue parfois qu'après
bien des recherches
|
Toutes choses, m'expliquait le metteur en
scène, qui rendent malaisée l'application du programme le
plus scrupuleusement établi. C'était la première
fois qu'un metteur en scène l'adressait la parole. Courtaud et
délicieux, celui-ci m'inspira dès l'abord, par ses attitudes
et ses gestes, des métaphores cinématographiques un peu
faciles et fatales. Il ramenait le monde, la politique, la morale, l'au-delà,
à quelques prises de vues et s'endormait dans le film des films.
Sa voix, seule, était d'un homme pareil aux autres hommes. Elle
trahissait peut-être un peu de lassitude quand il m'adressait la
parole, soit que cet excellent garçon eût décelé
en moi quelque inaptitude au service cinématographique, soit qu'il
fût mécontent de voir qu'on lui avait adjoint un collaborateur
pour la version française. Que dis-je un collaborateur ? Une
ombre. Moins encore : un papier carbone.
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Un
énorme melting-pot baptisé cantine
|
C'est
à l'heure du déjeuner qu'il faut voir la cantine ou, comme
on dit là-bas, le casino, de la Société X. Gonflée
de groupes immobiles qui attendent, de mouvements, de conciliabules, de
profils et de nuques, comme une place publique un jour de défilé
militaire, colorée, bourdonnante, épaisse, elle fait songer
à un bal qui aurait été interrompu par l'arrestation
de l'orchestre. L'odeur des produits de beauté, des cosmétiques
et des rassemblements s'y mêle à celle du cigare allemand,
de l'huile synthétique et de ce fromage de tête qui inspire
aux charcutiers berlinois des trouvailles de céramistes. La nourriture
y est celle des wagons-restaurants de la Mitropa, lourde, grasse et peu
soignée. Mais le Reich est pauvre en gourmets, et ce n'est pas
à Neubabelsberg que l'on songe au talent des cuisiniers. Les vedettes,
qui consentent comme des califes à se mêler au peuple pendant
le repas de midi, mangent sans sourciller ce qu'on leur donne. L'art est
autrement important. Rien ne vous empêche de vous précipiter
chez Horcher, chez Pelzer, ou au Kloster Keller de Potsdam, en fin de
journée. C'est votre droit, mais au studio, peut-on se préoccuper
de la résistance d'une escalope ou des impuretés d'un jambonneau ?
|
Pour
ce premier jour, une sorte de cinéaste anarchiste, qui en voulait
alors à toute la terre parce qu'aucune firme allemande ne s'était
décidée à tourner un de ces films, s'offrit à
me servir de guide. Après avoir longtemps joué à
cache-cache dans la cohue, nous arrivâmes à dénicher
trente centimètres de table dans l'ombre de la machine à
faire le café. On nous servit au bout d'une heure. Pour tuer le
temps, mon compagnon me désigna les célébrités
de la salle : femmes aimées, adorées, plus importantes
aujourd'hui pour un pays que ne le furent autrefois les déesses
et les vestales des civilisations qui ont pu se passer de cinéma,
acteurs connus dont le regard ruineux flotte dans un univers transcendant
que nous ne pouvons pas comprendre, producteurs impertinents qui téléphonent
aux États-Unis pour un oui ou pour un non, ce que n'osent des ministres,
metteurs en scène à tant le film, génies capricieux,
faiseurs de mondes, comme ce Fritz Lang, qui ne peut inszenieren,
si on ne lui apporte au studio une tasse d'un précieux bouillon
de sept à huit kilogrammes de viande.
|
Aréopage
de princes dont les idées et les lumières, dites créations
ou réalisations, passent en intérêt, en efficacité,
en retentissement, celles des laboratoires ; Académies de
grands Mogols, de Margraves, de tyranneaux, de tendrons arrogants, de
Walkyries et de bayadères empesées dont l'ameublement, les
amours, les alopécies, les régimes et les chiens éclipsent
les travaux de la Société des Nations, le radium, la stratosphère,
le prix Nobel, le chômage, la politique et jusqu'à l'élégance,
dans les journaux, revues, magazines et encyclopédies d'un monde
qui est à leur dévotion. Devant le haut personnel cinématographique,
sorte de mythologie du prolétariat, que mettent au monde, chaussent,
instruisent et soignent Bugatti, Liebig, Compagnie des Wagons-lits, Cannes,
Miami, Saint-Moritz, Lucky Strike, garçons et débutants
divers ne sont que courbettes et grâce.
|
Le
cinéma-Dieu et la course aux bénéfices
|
Le
cinéma n'a qu'un ennemi au monde, c'est le cinéma. Les sociétés
ne tarderont pas à être victimes de la publicité démesurée
qu'elles ont faite à leur personnel, dans un esprit d'ailleurs
commercial, et du climat sublime dans lequel elles font vivre leurs exploitations.
Si encore les résultats de ce règne étaient excellents !
Il y a certainement, sur le plan burlesque ou policier, bon nombre de
films agréables et de fort jolies filles dans la troupe internationale.
Mais dans l'ensemble le bilan frise le médiocre, le contourne ou
le sollicite avant de s'y noyer.
|
Fille
de Barnum et de Bobard, comme disait un américain, une industrie
qui se propose de satisfaire douze milliards de spectateurs par an d'une
part, et quelques millions d'actionnaires de l'autre, finit par produire
de la camelote. C'est entendu, le cinéma-Dieu a créé
un monde, il s'agit maintenant de le coloniser, de l'irriguer, de l'organiser.
On a inventé le système des vedettes dans la nécessité
où l'on se trouvait de remédier aux maladies de la qualité.
Du moins, les soirées des deux hémisphères sont-elles
encore hantées par des croisades de filles ravissantes que le truquage,
l'allusion, le gros plan et les indiscrétions de la caméra
rendent plus désirables encore. Or, pour aimable qu'il soit, ce
paravent n'arrive pas à dissimuler un tonnage respectable de niaiseries
à prétentions psychologiques, de stupéfiants artistiques,
de narcotiques facétieux, de comptes d'auteur, de faux Millet ou
de dekobrismes (le mot fut prononcé) sur la valeur desquels tout
le monde est fixé. Mais qui refuse de s'assurer contre l'incendie,
de régler ses redevances d'abonnement au téléphone,
de faire bonne figure à l'homme du gaz ? Dans un chef-lieu
de canton, le cinéma, tel qu'il se pratique et se manifeste actuellement,
vaut bien la manille ou la veillée au coin du feu, sans compter,
comme dit Malraux, qu'il a fait toucher du doigt aux prolétaires
le luxe dans les demeures des riches.
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La
course aux bénéfices, le cinéma-poker, devaient nécessairement
aboutir aux expédiants, gammes bancaires, cavaleries plus ou moins
réussies, déficits plus ou moins étalés (300
millions pour la France) qui glacent d'effroi certains administrateurs
imparfaitement intoxiqués. L'heure est venue de trouver autre chose
si l'on ne veut pas assister de la part de la clientèle à
un refus de voir. La Paramount tient en réserve quatre films
en couleur qu'elle destine à l'Europe. Quatre seulement, afin de
ne pas effrayer le parlant, comme le parlant avait effrayé le muet,
comme le relief, l'odeur ou la température feront pâlir demain
la couleur. Mais que les fabricants se hâtent. Déjà
on retransforme en music-halls les music-halls qui avaient été
transformés en cinémas. La chanson revit, qu'elle soit vieille
France ou jeune Amérique ; les diseurs de cabaret n'accepteront
bientôt plus les leçons des dandies de l'écran ;
le French-Cancan est à la mode, et la radio donne de grandes satisfactions
aux familles. " Le rêve de la foule commence ",
écrivait Jules Romains à l'époque où Charlie
Chaplin s'apprêtait à montrer ce que c'est que le cinéma.
Une fois réveillée, prenons garde qu'elle ne se lève
du pied gauche.
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Loin
d'être déplacé dans un studio, ces sujets sont au
contraire fréquemment débattus par ceux-là mêmes
qui appartiennent corps et âme à un métier dont les
agréments et les surprises sont au demeurant nombreux et variés.
Le cinéma est pour celui qui " en fait " une
forme de l'aventure, et peut-être la seule. Aucune autre profession
ne peut lui être comparée pour les occasions qu'il procure
de voyager, de loger chez l'habitant, de découvrir des endroits
dont seule une caméra peut être curieuse et de se lier en
un point quelconque de l'Europe avec des types qu'on aurait probablement
ignorés. Quant à la vie au studio, il en est peu qui présentent
autant de séductions, qui exercent pareille attirance, du moins
pendant quelques mois.
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Tournage
en studio
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Nous allons tourner la scène 218, me disait un de ces secrétaires-grooms
qui pullulent dans les firmes berlinoises, et dont le nom est à
peu près intraduisible en français. La scène où
le commissaire se fraye tant bien que mal un chemin dans la foule pour
venir surprendre le bandit international qui s'apprêtait à
danser. Un orchestre espagnol est arrivé ce matin de Barcelone,
il sera synchronisé plus tard, mais enfin il est dans le plan.
On répète en allemand. Comme la scène est très
difficile, le régisseur vous saurait gré d'y assister avec
vos lecteurs. J'ai sonné le rassemblement dans les loges. Venez,
vous prendrez votre café sur place. Je vous le ferai apporter par
le garçon.
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Lesté
de cette explication, je me dirigeai vers le Ton-Sud, ou le Ton-Nord,
transformé pour la circonstance en bal populaire. Tout studio a
horreur du vide. S'il n'est animé de personnages, le plus beau
décor n'éveille aucune émotion, il n'est plus qu'une
carte postale agrandie et fragile d'où le merveilleux, effarouché,
disparaît. Peuplé d'électriciens, de maquilleuses,
de figurants et d'opérateurs au milieu desquels évoluent
les vedettes, le décor aussitôt vous invite et vous retient.
On pourrait vivre dans ces bibliothèques provisoires, ces salons
éphémères, ces boudoirs luxueux et périssables
dont les décorateurs berlinois ont le secret. Que de manuvres
se donnent la forte joie d'être ministres, prélats, gangsters
pendant une heure, dans cette atmosphère où la vie s'étonne
parfois d'être si facile à imiter.
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Précédé
de l'aide en second pour l'avertissement à donner aux acteurs et
suivi du garçon de cantine qui portait quelques tasses de café,
j'entrai dans le bâtiment de briques par une porte de château
fort. Deux cents personnes dansaient la séguedille sur une sorte
de promontoire couleur de route. Au fond, par intervalles, l'orchestre
espagnol attaquait une danse et se taisait dès que les figurants
avaient acquis de la vitesse et compris le rythme. On n'enregistre généralement
aucun son dans ces grandes scènes d'ensemble. Quatre assistants
redressaient les épaules, priaient la foule de murmurer " comme
dans la vie ", indiquaient des jeux de physionomie à
ceux qui risquaient de demeurer longtemps dans le champ. Trois appareils
étaient braqués sur cette manifestation. Manches retroussées
et front couvert de sueur, comme le veut la légende, le metteur
en scène commandait la bataille et agitait son porte-voix.
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Dans
un coin de cette fête espagnole, une sorte de buffet avait été
dressé. Au premier plan, sans autre raison que les exigences de
la couleur locale, deux aficionados buvaient de la bière
aussi fausse que les arbres et surveillaient du coin de l'il les
allées et venues d'un personnage louche que l'on commença
par renvoyer dans sa loge, à cause d'une cravate qui n'était
pas la même que celle du plan précédent, tourné
à Cadix un mois plus tôt. Lorsque la vraie cravate fut retrouvée,
d'autres difficultés surgirent. Agacée, l'héroïne
demanda la permission de faire un somme et se retira. On changea deux
fois de place les appareils, tandis que l'opérateur entrait en
discussion avec ses électriciens juchés au sommet du studio,
comme des couvreurs. Costumés et maquillés depuis le matin,
les figurants se produisirent enfin vers six heures du soir. Quelques-uns
faillirent se plaindre, car le syndicat auquel ils appartiennent est pour
l'observation de clauses rigoureuses. Il arrive souvent que la direction
d'une entreprise cinématographique ne soit pas d'accord avec ce
personnel indispensable et anonyme qui ne retire du métier aucun
bénéfice artistique. On s'est décidé à
le faire tourner de jour et à garder les acteurs, mieux payés,
pour la nuit.
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Fin
de journée et retour à la vie
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À
partir de cinq heures, les personnages d'un film qui ont quelque poker
en vue ou des amies à voir en ville commencent à demander
au secrétaire du directeur de production à quel moment ils
peuvent espérer être libres. Les réponses données
à ces questions sont généralement évasives.
Pour peu que l'on ait projeté de tourner une chute de neige, une
émeute à bord, une panne d'ascenseur ou une idylle en avion,
elles sont carrément négatives. Les cabines téléphoniques
sont alors prises d'assaut. À sept heures, le metteur en scène
accompagné de son état-major prend le chemin d'une salle
de projection et se fait présenter les plans tournés la
veille. La projection des scènes françaises suit celle des
scènes allemandes, donnant lieu à quelques comparaisons
où parfois percent des nuances de rivalité. À moins
qu'ils n'aient réussi à gagner le cur du chef, les
acteurs sont rarement admis à ces délibérations,
qui d'ailleurs ne leur sont pas conseillées par les experts. Vus
séparément et plusieurs fois de suite, les morceaux d'un
film engendrent le pessimisme et jettent les comédiens dans le
doute.
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Lorsqu'il
a fait son choix, ce qui ne va pas sans maintes hésitations, le
metteur en scène entraîne ses confidents à la cantine.
Cette cantine qui tient du port, de la maison natale, de la salle d'attente
et du cantonnement. Les monteurs retournent se mettre en tenue de ville
dans leurs ateliers où ils mènent une vie paisible de fonctionnaires
pointilleux préposés à l'examen des passeports. Le
personnel inutilisable quitte les studios. Les pompiers passent l'inspection
des loges. Des bruits de machine à écrire révèlent
que des secrétaires d'un genre particulier consignent pour le grand
patron les dialogues du jour et précisent les raisons pour lesquelles
certaines scènes ont été tournées six ou sept
fois. De jeunes gamins lymphatiques pour qui le cinéma, plus ancien
que leur naissance, ne vaut pas mieux et ne contient pas plus de possibilités
que la banque, l'imprimerie ou le grand magasin, préviennent les
acteurs de l'heure à laquelle la limousine de service ira les chercher
le lendemain.
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Les
actrices achèvent de s'habiller dans des loges exiguës où
il est interdit de laver du linge, de cuire un uf, et redeviennent
pour la nuit des dancings, des familles ou des amants, des femmes comme
toutes les femmes. Que de fois les badauds de la bourgade n'ont reconnu
à leur sortie ni Brigitte Helm, ni Martha Eggerth, ni Renate Müller !
En revanche Hans Albers, Willy Fritsch, Frölich, Heinrich Georg,
Gründgens sont affectueusement salués quand ils franchissent
les frontières de la ville du film en Mercedes ou en Horsch, et
quelquefois acclamés. Quant aux Français, le badaud brandebourgeois
ne leur accorde qu'un regard de curiosité sourcilleuse. Il se doute
bien que les acteurs français sont aussi célèbres
en France que les acteurs allemands en Allemagne, mais il ne les a pas
vus à l'écran, ce qui est le point capital, et il se méfie
toujours un peu du Français d'exportation, car nous avons en Europe
la réputation de choisir nos représentants sans discernement.
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A
l'heure où ils confondent le cigare et le stylographe
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Autant
le déjeuner est vertigineux dans cette cantine où les proclamations
national-socialistes voisinent aujourd'hui avec les instructions relatives
au service, autant le dîner s'allonge. On y est d'ailleurs plus
à l'aise. La décongestion du lieu est propice aux confidences
et aux ufs brouillés. Il ne reste du grondement journalier
de l'usine que quelques murmures. C'est le moment que choisissent les
ingénieurs du son, gentilshommes de cette faune, pour demander
aux Français quelques détails sur l'activité cinématographique
parisienne, quelques précisions sur les chances d'une entente franco-allemande.
On se promet de rectifier au montage certaines erreurs, on s'interroge
sur les films à venir. Des belotes commencent. Une poignée
de musiciens retenus depuis des heures dans quelque salle par une série
de mélanges difficiles, entrent en coup de vent et se partagent
le jarret fumé qui figure sur le menu. Les anciens évoquent
leurs souvenirs dans le style tendre et sincère des chambrées.
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Apparaît
un baladin de gouttière vêtu d'un complet zinzolin. Des mains
se tendent vers ce Parisien nanti d'un extrait de naissance sur papier
de bar qui fut toujours directeur de quelque chose et qui vit, en écornifleur
dessalé et respecté, des suintements du coffre-fort cinématographique
international où il s'est faufilé. Toujours à la
recherche d'une affaire, il daigne parfois se montrer dans les
studios où il fit ses débuts. Calicot outrecuidant, ancien
adolescent recherché, amant ou mari selon la nature des opérations
dont il a eu l'idée, et conseiller, paraît-il, de quelques
mandarins du film, ces princes de la superproduction et de la supernoce
qu'il faut surprendre au cabaret à l'heure où ils confondent
le cigare et le stylographe, ce Struensee de wagon-lit redonne de l'actualité
au point de vue désespéré et amer des Goncourt. " On
est dégoûté des places par ceux qui les occupent,
des honneurs par ceux qui les reçoivent et des femmes par ceux
qui les possèdent. "
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Mais
le personnel des studios, qui croit à l'Olympe en matière
de cinéma, et pour qui la vie, le cur, l'aventure, la fortune
ne sont que contrats, embouche la trompette dès que se manifeste
l'un de ces coiffeurs distingués qui lui sert de dieux. Désir
d'évasion sans doute : le cinéma est une machine à
promesses, une mine de rêves, comme le montre assez le regard perdu
des demoiselles monteuses, des garderobiers, brosseurs, friseurs, bühneleute,
commis divers au découpage ou à la Kalkulation, qui
ne tourneront jamais, qui ne feront jamais tourner, et qui passeront leur
vie au milieu de la féerie cinématographique dans l'attitude
des enfants devant un aquarium.
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Perfection
de la forme
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Les
voilà dérangés dans leurs songes. Il faut regagner
un atelier où s'effectue un dunning compliqué. La
foule s'émeut et quitte sa torpeur. Les petits métiers du
studio règlent leur maigre dîner. Le metteur en scène
bat le rassemblement et emmène son équipe sur le chantier.
Je prends la tête de ma version, réduite pour la circonstance
à quelques utilités chargées d'échanger de
vagues propos sur le fond d'un paysage tourné sans acteurs en pays
basque ou dans le duché de Bade, film-décor que projette
sur un écran un opérateur invisible et qui sera photographié
une deuxième fois. [C'est ce système de projection de décor
que l'on nomme dunning]. Le lendemain, au développement,
l'illusion sera complète. Celui qui n'a même jamais entendu
parler de la route de Pau à Biarritz s'y verra en promeneur. Car
les ateliers berlinois font bien les choses : la photographie est
adroite et précise, le son excellent, le montage soigné.
À de très rares exceptions près, les churs
sont plus qu'honorables, les décors ne font pas sourire et les
synchronisations ne permettent pas de supposer qu'à l'origine les
chanteuses ne chantaient pas et que certains acteurs s'exprimaient à
la prise de vue avec un solide accent prussien. En matière de technique,
nos voisins n'admettent ni l'à-peu-près ni la médiocrité.
C'est le fond qui manque le plus.
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Occupations
noctambules et vie au studio
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Vers
minuit, la coutume est de prendre un dernier grog à la cantine
en attendant que les acteurs soient démaquillés. Enfin,
les limousines s'ébranlent, combles de bâilleurs, longent
les ateliers où l'on voit luire les croupes de pachyderme des machines
électriques, et s'élancent dans la nuit brandebourgeoise.
Pour beaucoup de noctambules commence alors l'heure des pokers et des
bars. Les snobs de la profession se réfugient chez Ciro's, où
ils commencent par s'apercevoir, souriants et bien coiffés, sur
les murs du cabaret, car Mustafa, le patron, une des célébrités
de Berlin, inamovible et gracieux, est collectionneur de visages de vedettes.
Les amateurs de sensations, que rebute la noce respectable, visitent les
boîtes canailles des quartiers populaires sous la conduite de Conrad
Veidt ou de Spielmans. Mais personne ne renonce à mêler les
préoccupations de métier aux plaisirs des bordées.
Le dimanche est réservé à des joies plus instructives :
courses, matchs de boxe ou de football, visites au zoo ou au Pergamon.
Il n'est pas un comédien, pas un scribe de la version française
qui n'ait rapporté de Berlin avec le poignard de la jeunesse hitlérienne
une reproduction du buste de Nofrit ou la photographie d'une épinoche
de mer.
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La
monotonie brillante, bien remplie, cordiale et comme réchauffante
de la vie au studio, qui remplace la vie de famille pour tant de fonctionnaires
du film, n'est guère interrompue que par le retour d'une troupe
partie depuis trois ou six semaines " en extérieur ",
les banquets traditionnels de la Ufa qui ont lieu soit à la cantine
soit dans un studio, ou le départ pour Hollywood d'une des gloires
de la maison. En temps normal, on s'installe dans son film comme dans
une pension, et l'on en bouge peu. Que l'on soit acteur de grande classe,
adaptateur ou miroitier, on fait partie d'un tout, comme un soldat d'une
batterie. À la cantine, chaque film a sa table, de même que
chaque production a ses limousines, ses loges, son photographe et son
mouchard. Il n'est pas recommandé d'entrer dans le studio d'un
collègue. Celui qui " réalise " Samson
et Dalila, ne tient pas à la visite des gens de Daphnis
et Chloé. Chacun chez soi.
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Aussi
bien l'on est vite dépaysé pour peu que l'on quitte son
département. Chaque film a son climat, ses habitudes de travail,
son souffre-douleur, ses farces particulières et ses superstitions.
En revanche, on peut se prêter des acteurs de petites scènes,
et les adaptateurs eux-mêmes ne refusent pas de revêtir un
pourpoint à l'occasion ou de tenir le rôle d'un commissaire
de police.
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et
Hitler dans tout ça
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Un
sérieux nettoyage a été opéré dans
les studios au lendemain du triomphe national-socialiste. Là comme
ailleurs, Hitler veut être maître et Dieu. Les vedettes ont
été obligées de lui céder la première
place. Aujourd'hui, l'uniforme brun ou noir se marie aux costumes de la
figuration, ou Komparserie, comme disent les Allemands, et les
proclamations, ordres, manifestes du parti se mêlent, sur les murs
des bureaux, des ateliers ou des cantines, aux notes timides du service
intérieur. Tels acteurs que l'on croyait paisibles ou indifférents,
arborent aujourd'hui la croix gammée et font partie d'une section.
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Longtemps
obligatoire, le salut hitlérien est parfois abandonné et
ne reconquiert l'unanimité qu'à l'occasion des grands succès
du chef, comme le départ de Genève ou le retour de la Sarre.
On sent très bien que sur le plan de l'aventure, et d'ailleurs
sur tous les points, le haut personnel cinématographique doit s'incliner
devant le haut personnel national-socialiste, et pourtant j'ai toujours
eu le sentiment de me trouver au cinéma dans une sorte de no
man's land où les manifestations du régime étaient
vaines et parfois ridicules. On a perquisitionné sans résultat
dans les loges d'artistes, on a introduit des miliciens dans l'administration
et dans la production, on a chassé les israélites, on a
orné le terrain de guirlandes imprimées en l'honneur du
parti, mais on n'est pas arrivé à donner à la maison
l'aspect ni le cur hitlériens. Le nazi le plus réussi,
le plus constellé et le plus résolu perd de son importance
s'il mange à la même table qu'un mousquetaire.
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Sans
doute, les sociétés au grand complet sont-elles obligées
d'assister aux discours du Führer au même titre que les administrations
et les casernes. À cette occasion toute la population de Neubabelsberg
se rassemble dans un studio décoré, lavé, tapissé
de drapeaux à cet effet. On vide les ateliers, on inspecte les
loges, et le marchand de soupe ferme les cantines à double tour.
La parole du chef commence par créer une atmosphère qui
tient du désert et de la grève. Mais elle est sans pouvoir
réel sur un auditoire depuis longtemps séduit par le rêve
cinématographique, charmé par les acteurs, et pour qui les
perfections sociales ne sauraient être comparées aux perfections
techniques. La voix d'Hitler, ses emportements et ses nuances tournoient
du haut-parleur comme un essaim d'abeilles autour d'une ruche, et ne s'en
éloignent guère. Mais ce gargarisme est toujours approuvé.
Les Français ne sont pas tenus d'écouter le chancelier,
pourtant ils ne manquent pas un discours, car le spectacle mérite
d'être vu. Deux miliciens aux épaules de statues-colonnes
se tiennent parfaitement immobiles, de chaque côté du haut-parleur,
et tout le temps que durera le discours, la main collée à
la hampe du drapeau, ils ne remueront pas un cil. Des chants terminent
la profession de foi, et des bras se lèvent pour prêter serment.
Une sorte de metteur en scène invisible règle ces mouvements
d'ensemble, mais la cérémonie trahit plus d'entraînement
que de conviction, ce qui fit dire à un charmant acteur berlinois,
d'ailleurs nazi, à côté de qui je me tenais debout
au cours d'une de ces manifestations :
- C'est encore du cinéma. |
André
Beucler
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