Les « Moins
                de Trente-Ans » ?
        
          
            |  | Un
                  titre qui est tout un programme, qui résume tous les statuts.
                  D'ailleurs, quand on a voulu établir ces statuts, ce
                  fut impossible.
 Il n'y a – en dehors des restrictions mêmes imposées par le
  titre – aucun règlement, aucune obligation, aucun droit. Si cependant
  : le droit de dire et de penser ce que l'on veut, l'obligation de ne
  pas imposer à tous cette façon de penser, l'interdiction de parler
  au nom de tous. C'est ainsi qu'il n'y eut jamais, qu'il n'y aura probablement
  jamais de manifestation collective.
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                    Et cependant de quoi ne les a-t-on pas accusés ? de quelles manœuvres
    ne les a-t-on pas crus capables pour faire parler d'eux et satisfaire leur
    soi-disant arrivisme ? Leur grande force a été jusqu'alors de
    ne jamais répondre et de sourire.
    Oh ! sourire sans vanité parce qu'ils savent que tout cela n'a pas grande
    importance et que le reproche qu'on leur fait, au fond, sans cependant le dire,
    c'est leur âge.
    Le titre que l'on croyait très simple, très explicite a tout
    de suite paru agressif. Alors on a laissé dire. C'est si amusant d'entendre
    dire du mal de soi. On les a pris beaucoup plus au sérieux qu'eux-mêmes
    ne l'avaient jamais fait.
            
            Pour s'en convaincre, il suffit d'assister à une seule de leur séance.
    On voit bien vite qu'il ne s'y établit nul plan de campagne, d'une stratégie
    plus ou moins habile et compliquée. Mais non, ce sont simplement des
    jeunes gens qui se réunissent une fois par mois pour dîner ensemble
    et parler de n'importe quoi.
            
            Les grandes gloires y sont rarement attaquées et non plus
            les moins grandes. Les romanciers parlent de leur prochain livre,
            les journalistes du dernier scandale, les auteurs dramatiques de
            leurs recettes de la semaine, des fantaisies des directeurs.
    Où il commence à y avoir quelque passion, c'est quand arrive
    le moment des élections. Chacun défend ou attaque le candidat
    avec acharnement. Parfois même cela devient assez violent, - la candidature
    d'un communiste notoire, entre d'autres, fut particulièrement orageuse,
    - mais brusquement quelqu'un s'aperçoit combien cette agitation est
    ridicule et évoque une as¬semblée de parlementaires, une
    boutade remet tout sur son véritable plan, le pugilat n'est pas à redouter,
    mais le candidat n'est pas reçu plus facilement pour cela.
            
            Pour être accepté, il faut être présenté par
    un parrain et réunir au moins les voix de deux tiers des votants.
    La renommée du candidat n'est pas nécessairement une garantie
    de succès; au contraire. Il y a toujours quelqu'un pour proclamer
    : 
– Mais nous ne sommes pas une académie ! et qui réunit immédiatement
  de nombreux suffrages.
  C'est ainsi que Montherlant ne fut jamais accepté. Il était cependant
    soutenu par des amis nombreux et sympathiques. Plusieurs fois, il s'en fallut
    seulement d'une ou deux voix pour qu'il passât. Au dîner suivant,
    ceux qui n'avaient pas assisté à la dernière réunion
    regrettaient de ne pas être venus, en songeant que, sans doute, ils auraient
    par leur présence modifiée le scrutin. On disait que c'était
    une honte de ne pas avoir accepté Montherlant. On recommençait à voter.
    Ce fut toujours en vain et le jeune romancier atteignit ses trente ans avant
    que ses amis aient pu le faire admettre. Quelqu'un, découragé et
    ironique, conclut, sans y croire :
– La postérité nous jugera !
  Mais ce qui voue le candidat à un échec à peu près
    certain, c'est lorsque son parrain, croyant le servir, déclare :
– Il occupe tel poste et pourrait donc servir à plus d'un d'entre
  nous.
    Ou :
– C'est le fils d'Un Tel.
  Alors l'affaire est réglée, irrémédiablement
– Nous ne sommes pas un bureau de placement, nous ne nous rencontrons pas
  pour faire nos affaires.
    Ou bien :
– Nous ne sommes pas un refuge pour fils d'hommes célèbres.
  Pour des jeunes gens qu'on dit arrivistes, cela semble un peu anormal. Les « Moins
    de Trente Ans » ne sont pas à une contradiction près.
            
    Voilà comment on y entre. Pour en sortir, c'est bien plus compliqué parce
    qu'on n'a pas encore pris une décision. Il y avait été question
    d'exclure purement et simplement ceux qui auraient dépassé trente
    ans. Et puis on a parlé de les accepter encore aux dîners au titre
    de membres honoraires. Mais comme toujours, on n'est pas encore parvenu à un
    accord.
    Alors, de temps à autre, quelqu'un à qui l'on donne rendez-vous
    pour le dîner suivant répond
– Non, impossible, j'aurai plus de trente ans.
– Tu es ridicule, ne fais pas l'imbécile pour te faire prier. Allons
  viens, sans blague.
    Et l'on continue, sans savoir comment cela finira.
    
    Enfin, pour être précis, qui sont-ils ? 
    Voici une liste que je
    crois à peu près complète :
    Marcel Achard, Arbellot, Lucien Arnaud, Jean d'Ars, Georges Auric, Claude Aveline,
    Bénard, Bertrand de Lassalle, Maurice Betz, André Beucler, Bonnefous,
    Pierre Bost, Jean Botrot, Bourget-Pailleron, Emmanuel Bove, Jean Carco, Jean
    Cassou, les frères Chancel, Charensol, Louis Chéronnet, Raymond
    Cogniat, James de Coquet, Dalio, Marcel Denis, Desormières, Duvivier,
    Epstein, Asté d'Esparbès, Marcel Espiau, Farnoux-Raynaud, Jean
    Fayard, Roger Ferdinand, Fresnay, Gandrey-Rety, Julien Green, Gilbert Charles,
    Roger Giron, Gotko, Paul Haurigot, Michel Herbert, Jacob, Jeanson, Kessel,
    Hary Krimmer, Lannes, Alain Laubreaux, Lazareff, Lepage, Stéphane Manier,
    Jacques Natanson, Ogouz, Pagnol, Jean Painlevé, Stève Passeur,
    Poulenc, Pol Rab, Roget, Saint-Jean, Salacrou, Jean Sarment, Serge, Silvain,
    René Sti, Jacques Théry, Jean Wall. 
    Et même y sont représentés la diplomatie avec Jacques de
    Noblet et les sports avec Borotra.
            
    Les premiers dîners eurent lieu au bar du Journal en avril 1924 et réunissaient
    Achard, Cheronnet, Espiau, Jeanson, Kessel, Lepage, Laubreaux, Lannes, Lazareff,
    Manier, Natanson, Ogouz, Roget, Sti, et naturellement Pol Rab, président
    ingénieux et plein d'entrain.
            
    Puis, l'instabilité plaisant à la jeunesse, on trouva d'autres
    lieux de rencontre : l'auberge du Père Louis, les Trois Mousquetaires,
    on revint au Journal, avant de se rendre chez Dagorno. Mais les taxis augmentèrent
    leur tarif, on se rapprocha du centre. Ce fut de nouveau le Journal ou Labroue,
    rue Jean-Goujon. Le dernier dîner avant les vacances, – on fêtait
    Kessel, récent lauréat du prix du roman de l'Académie
    française – eut lieu dans les modernes salons du Cardinal. Il
    y avait presque de quoi être intimidé. Cela avait l'air d'une
    réunion de gens arrivés. Heureusement la bruyante familiarité rétablit
    bientôt une atmosphère moins sévère.
            
    Je voudrais avoir fait comprendre ce que ces réunions ont de peu apprêté et
    sont différentes de ce qu'on les imagine. C'est tout simplement un groupe
    de gens jeunes, pris par l'activité quotidienne de la vie de Paris et
    qui éprouvent du plaisir à se réunir une fois par mois,
    simplement pour redevenir, entre eux, des gamins. Comme tout cela est loin
    des combines.
         Raymond
              COGNIAT
  Extrait de L’ami du lettré
  Année littéraire et artistique pour  
  1928
  Bernard Grasset Editeur