LEBEDEFF
parue dans Arts et Métiers graphiques
n°15
le 15 janvier 1930
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C'est à Moscou, dans une librairie ouverte
tous les genres et à toutes les sciences, que j'ai fait connaissance,
un matin de juillet 1927, avec le talent, l'humour et la tendresse
de Wladimir Lebedeff. Mais ce moyen de l'approcher n'est-il pas le
plus intime ? Le jour se prêtait, d'ailleurs, aux premiers sentiments
de ce commerce. Un matin de juillet clair, Vif et coloré, dont
toutes les heures étaient aimables pour la ville et pour l'homme.
Un matin qui maintenait au comble de la sincérité et
du bien-être le regard des citoyennes, la nonchalance des tuteurs,
les rythmes de la capitale et la rondeur de l'été.
Je
venais de visiter, hélas ! en courant,
le musée des jouets qu'on a quelque peine à trouver dans
un quartier mystérieux et blanc, non loin du musée Tolstoï.
Ce délicieux endroit est ouvert toute l'année à l'enfant,
au soldat, au citoyen et au promeneur émerveillé. Pourtant
il ne faut pas s'attendre à voir là les plus beaux jouets
du monde, et il semble bien qu'on n'ait pas eu l'intention de surprendre,
d'étaler ou d'éblouir ; au contraire c'est plutôt
un désir de classement qui est à l'origine de ce spectacle,
et voilà ce qui étonne le plus dans ce Noël involontaire
qui ne finit pas. Mais la main qui a disposé tous ces jonchets,
ces mandarins minuscules, ces panoplies et ces godenots était
tendre, attentive, peut-être émue par le jeu; et cette
impression se devine, elle est dans l'air. Quel endroit rêvé pour
dire avec Marchak
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DERRIERE LA PILE DE BOIS SUR LE PLANCHER,
LA LAMPE
PLEURAIT DANS UN COIN ;
J'AI FAIM
J'AI FROID
LA MECHE
EST SECHE ,
UNE EPAISSE POUSSIERE EST SUR LE VERRE
POURQUOI
JE NE COMPRENDS PAS
PERSONNE N'A BESOIN DE MOI
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Plus
loin, la même lampe délaissée
s'adresse à l'ampoule électrique
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JE
LUI DEMANDAIS : « VOUS, CITOYENNE,
ÊTES
SUREMENT ETRANGERE.
JE SUIS CURIEUSE DE VOIR
COMMENT VOUS ALLER BRULER
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Mon
souvenir espère que cette savoureuse collection existe encore.
A l'entrée de la fiction, une douce et heureuse jeune fille
accueillait le nouveau venu d'un regard noble. Elle était à la
fois la mère, la reine et la sœur des jouets exposés,
mais une consigne sévère, qu'elle ne songeait pas à manger,
l'obligeait à surveiller ces troupes de cocagne et à s'informer
du nom des visiteurs. Ce qui rendait la chose touchante et terrible,
comme dans les contes. Ah ! qu'elle était faite pour personnifier
la facile féerie de ces salles silencieuses où se groupaient
des ordres de poupées, des tribus de polichinelles, des races
de cosaques ! Elle n'avait que quelques paroles à prononcer
pour vous autoriser à devenir poète, et ce sont les
poètes et les enfants, n'en doutons pas, qui l'ont exigée à la
porte du royaume des objets
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Singulier
moyen d'arriver â Lebedeff. École
buissonnière. Mais il est toujours temps d'en venir au difficile.
Apprenons d'abord à connaître le modèle et l'homme,
et par ce moyen du dessin qui nous conduit droit à son coeur.
En feuilletant les albums de Lebedeff j'avais encore un œil dans le
musée. Ces images qui nous maintiennent dans un état
de naïveté, et d'affection, on les a vues ce printemps
rue Bonaparte, à l'exposition du livre d'enfant en U.R.S.S.
Ces images faites pour une jeune âme et des yeux sans souvenirs
encore, révèlent un goût profond de la chose, une
connaissance presque amoureuse de l'objet. Ce jour-là, les courts
instants passés au musée des jouets constituaient pour
moi toute une éducation, Le trait m'était plus cher,
la couleur plus amie; le talent se transmettait plus intimement, par
le sentier d'une émotion peut-être commune, peut-être
slave, peut-être tendre. L'art de Lebedeff ne perdrait rien pour
le spectateur parfait que j'étais devenu.
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Sans
doute il serait curieux de rechercher les influences diverses, et
surtout occidentales, qu'il a subies. Les noms de Renoir, de Cézanne,
de Picasso, de Braque et de Seurat viennent à l'esprit ; et
Lebedeff lui-même, grand travailleur, habitué pourtant à ne
compter que sur son goût personnel, montre bien qu'il ne s'est
jamais complètement dégagé de tous les mystérieux
dérivés du cubisme. Mais ce n'est pas le lieu, et la
tentation est plus grande de le joindre autrement.
Lebedeff
est un artiste national, non pas seulement par fatalité,
mais par le cœur. Chez lui le sentiment, l'inquiétude particulière
sont venues s'ajouter aux théories, à l'étude, â l'expérience.
L'émotion domine toujours. Émotion singulière
d'ailleurs, à laquelle tout un peuple collabore, qui est nourri
d'habitudes, de manières, de désirs et d'espérances
intraduisibles. Rien ne chante assez haut, là-bas, rien ne m'apparaît
suffisamment humain dans l'impressionnisme, dans le cubisme ou dans
ce qu'on appelle l'art de Paris, art général et synthétique,
mais qui n'est pas le leur. Certes, les artistes ont le sens qualitatif
de l'objet, et Lebedeff plus qu'aucun autre. Mais ce même objet
a une valeur sentimentale propre que le peintre dégage et restitue,
et puisqu'une sensualité évidente se mêle au métier,
ou à l'habileté à copier, à créer, à évoquer,
il faut nommer l'amour.
Mais il a aimé d'amour, tout pénétré de
ce sentiment singulier et agréable que nous éprouvons
au moment d'apprendre une chose par cœur. Ce que je lis encore dans
ses peintures, dans ses aquarelles, dans ses affiches où le
merveilleux soviétique se laisse entrevoir, c'est une sorte
de bonté, de dévouement même, et par dessus tout
le goût, l'amour de l'enfant. Il semble qu'il se soit mêlé à l'âme
de l'enfant, à ses jeux, à ses étonnements, à ses
cérémonies et à son bonheur. Dieu l'a récompensé,
diraient les bonnes femmes russes dont le cœur a une imagination si
savoureuse.
Lebedeff
a aimé les animaux, les mouvements, les types légendaires
de la campagne russe, de la légende, du village, les gestes
de l'homme, ses outils et ses chansons, il a aimé les objets
russes, les objets soviétiques, instruments, ustensiles, appareils,
trucs il a aimé les femmes, le dos des femmes, les lignes
de la femme, jusqu'à négliger souvent le visage, toujours
banal chez lui, ou caché, ou mystérieux.
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Pendant
l'année nue, alors qu'on manquait de tout et que le
souci artistique ne traversait l'esprit de personne, les autorités
communistes mettaient le peuple au courant des choses du monde et des événements
de l'U.R.S.S. par déclarations murales ou appositions de dépêches.
Lebedeff fut chargé de disposer les télégrammes
dans un ordre éloquent et d'ajouter un commentaire à ce
langage national : il dessinait l'événement ! Et voici
qui nous ramène aux arts et métiers graphiques auxquels
il appartient à plus d'un titre. Mais il aurait suffi de cette œuvre
unique par excellence pour l'admettre dans cette autre république
avec le grade de héros. Il a droit à une citation excellemment
imprimée, citation qui rappellerait que cet artiste s'est découvert
seul, dans le désordre révolutionnaire, à une
heure où l'enseignement, quel qu'il fût, était
aboli.
Lebedeff,
qui aurait pu devenir un prince de l'affiche s'il avait eu moins
de dons pour tous les genres, appartient encore aux arts graphiques
par son talent d'informateur; il sait attirer fortement l'attention,
expliquer, montrer; retenir une intelligence. Il a le sens de la
composition et du rythme, c'est un metteur en scène. Ses livres pour enfants
l'ont rendu populaire en Russie. Certains, et particulièrement
l'Éléphant d'après Kipling, ont connu d'énormes
tirages. On est obligé de les rééditer sans cesse,
non pas seulement parce qu'ils sont nécessaires à la
sensibilité du petit monde, mais parce qu'ils constituent déjà un
document national qui renseigne le peuple entier sur ses sentiments
particuliers et sur sa propre fantaisie. Lebedeff compose le livre,
choisit les caractères, met en pages et dispose ses illustrations
dans un ordre et selon des secrets qui augmentent encore la force expressive
du dessin. Et c'est ainsi qu'il charme par tous les moyens de sa bonté si
claire et de son talent si généreux les citoyens qui épellent
encore et ceux qui commencent déjà à se souvenir.
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André Beucler
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